La relation commerciale doit présenter un caractère établi pour que le régime particulier de la rupture des relations commerciales établies s’applique. A défaut de pouvoir anticiper une rupture, comment précariser la relation commerciale pour échapper au dispositif légal sanctionnant la brutalité de la rupture ?
Comme développé dans une précédente publication, si une relation commerciale est qualifiée d’ « établie », sa rupture sans préavis écrit suffisant est brutale et donc fautive conformément aux dispositions de l’article L. 442-6, I 5° du Code de commerce :
« Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :
(…) De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels (..) ».
Compte tenu à la fois de l’acception large de la notion de relation commerciale et du coûteux contentieux qui en découle, les acteurs économiques peuvent chercher à rendre précaire la relation commerciale pour éviter de tomber sous le coup du délit de rupture brutale de la relation commerciale établie, sévèrement sanctionné par les Tribunaux.
La précarisation de la relation commerciale peut-elle résulter d’une succession de contrats à durée déterminée ou du recours à une procédure d’appel d’offres ?
RECOURS A UNE SUCCESSION DE CONTRATS A DUREE DETERMINEE
Le recours à une succession de contrats à durée déterminée peut-il entraîner de façon automatique la précarité de la relation ?
Dans une affaire, il a été jugé que lorsqu’une succession de contrats ponctuels, qui durait depuis plus de vingt ans (contrats de sous-traitance indépendants successifs), créait une relation régulière, significative et stable entre les parties et caractérisait une relation commerciale établie même en l’absence d’accord-cadre (Cass.com, 20 mars 2012 n°10-26220).
Par ailleurs, il a été jugé que compte tenu de l’existence de contrats excluant expressément toute reconduction tacite et des usages de la profession (domaine de la radio), la victime de la rupture ne pouvait légitimement s’attendre à la stabilité de la relation malgré l’ancienneté des relations (Cass.com, 12 février 2013 n°12-13819).
Dans une autre affaire, il a été reconnu que l’existence de relations commerciales établies pouvait résulter de contrats à durée déterminée successifs (même en présence d’une stipulation excluant leur reconduction tacite) si les circonstances de l’espèce établissaient que le partenaire pouvait légitimement s’attendre à la signature d’un nouveau contrat à l’échéance du précédent (Cass.com, 23 juin 2015 n°14-14687).
Enfin, en présence d’une succession de contrats, même ponctuels, le Tribunal de Commerce de Paris a jugé qu’il existait une relation commerciale « établie » en présence de commandes régulières (prestations d’accueil et de vestiaire), ayant fait l’objet de règlements sans contestation, matérialisant les échanges de consentement sur la chose et sur le prix ; (..) la rupture, n’ayant été précédée d’aucune manifestation d’intention de la part de l’auteur de la rupture de ne pas poursuivre les relations, était donc imprévisible pour la victime (T. Com. Paris, 30 juin 2015 RG n°2014024834).
Même en présence d’une succession de contrats ponctuels, les juges vont analyser la durée et l’intensité de la relation pour en déduire le caractère établi ou non de celle-ci.
En conséquence, le recours à des contrats ponctuels n’exclut donc pas automatiquement le caractère établi de la relation.
RECOURS A UNE PROCÉDURE D’APPEL D’OFFRES
Le recours à une procédure d’appel d’offres permet-il d’exclure le caractère établi de la relation commerciale ?
La Cour de cassation a précisé que le recours à la procédure d’appel d’offres manifestait l’intention de ne pas poursuivre les relations commerciales dans les conditions antérieures et faisait courir le délai de préavis (Cass.com, 18 décembre 2007, n°05-15970).
Pour la Cour d’Appel de Paris, la stabilité de la relation ne peut en principe être invoquée quand le marché est soumis à la procédure de l’appel d’offres.
Elle a ainsi précisé que « si le recours à un appel d’offres ne suffit pas, à lui seul et par principe, à exclure l’application de l’article L 442-6 I 5° du code de commerce, c’est à la condition qu’il ne puisse être déduit des circonstances entourant la relation commerciale que celle-ci avait un caractère précaire ; qu’en l’espèce, le caractère répété et systématique des appels d’offres (..) privait la relation commerciale de toute garantie de continuité et plaçait la société (..) dans une situation de précarité telle qu’elle ne pouvait raisonnablement escompter que cette relation se poursuivrait nécessairement dans l’avenir » (CA Paris, 9 avril 2015, n°13/14446).
Dans le même sens, il a été jugé que la relation ne pouvait avoir un caractère stable lorsque chaque nouveau contrat était systématiquement précédé d’un appel d’offres ; cette mise en compétition privait la relation commerciale de toute permanence garantie et plaçait le cocontractant dans une situation de précarité des relations commerciales lui interdisant d’invoquer la rupture brutale d’une relation établie (C.A. Paris, 7 septembre 2016, n°14/06517).
Mais, dans une autre affaire, le caractère établi de la relation a été admis même en présence de contrats à durée déterminée soumis à des appels d’offres, au regard de la continuité de la relation durant plusieurs années et du volume d’activité en augmentation constante (CA Paris, 4 septembre 2015 – n°15/04137).
C’est là encore l’appréciation concrète des circonstances par les juges du fond qui détermine le caractère précaire ou établi de la relation notamment en fonction de la stabilité de la relation et la croyance légitime en sa poursuite.
L’appel d’offres n’écarte donc pas automatiquement le caractère établi d’une relation commerciale même s’il permet de précariser la relation commerciale dans un contexte précis.
En conclusion, compte tenu de cette appréciation casuistique par les Tribunaux, avant de décider de mettre fin à une relation commerciale, il demeure indispensable d’analyser la relation commerciale dans son ensemble pour adopter une stratégie adéquate.
De façon plus générale, malgré l’ancienneté de la réglementation, il existe encore des situations de déréférencement brutal qui doivent être sanctionnés. Mais l’élargissement de la règle et la sévérité de certaines condamnations ont entraîné une tendance à la précarisation de la relation commerciale.
Ainsi, en voulant initialement protéger la victime d’une rupture, cette dernière peut subir une instabilité dans ses affaires consécutive à l’insécurité juridique née de la réglementation de la rupture brutale de la relation commerciale établie.